LA MONTAGNE DE L’ART.
Die Menschen sollten Lieber von Hunden und Vögeln lernen.
Chefkuratorin Carolyn Christov Barkaviev.
La Documenta de Kassel était une montagne sacrée connue dans le monde entier pour son escalade périlleuse. C’est de son sommet que l’Occident prouvait jadis aux yeux du monde que la liberté d’expression avait non seulement vaincu le nazisme mais avait su s’opposer farouchement aux chromos dérisoires illustrant le réalisme soviétique. Les curateurs étaient des premiers de cordée, entourés de grimpeurs expérimentés qui, en plus de leur mission politique, aimaient épater une poignée de connoisseurs dispersés en Europe et aux Etats-Unis.
Depuis, les temps ont changé. Les vieux glaciers de la guerre froide ont disparu et fait place à la grimpette en pente douce. Après la chute du mur, Kassel est devenue un lieu de pélerinage, un point de chute obligé pour les nouveaux convertis à la religion de l’art. Avec plus ou moins de bonheur, on a maintenu la qualité des intervenants et tenté de résister à la venue du marché de l’art global, devenu la référence suprême et omnipotente. On comprend qu’il est difficile voire impossible de perpétuer le culte de la nouveauté et de la rebellitude, quand on a déjà atteint la barre des 700 000 visiteurs.
Pour édifier cette treizième montagne, on a engouffré 25 gros millions d’euros tous frais compris. C’est dire si l’Allemagne et la ville de Kassel (4,4 millions d’euros) ont intérêt à ce que souffle l’esprit, de la Hauptbahnhof à l’Orangerie en passant par le Karlsaue Park.
Les préouvertures de ce genre de manifestation ont pourtant gardé tout leur charme. On s’y retrouve entre initiés, on se tape dans le dos entre vieux potes du sérail. Indépendamment des grades, des fonctions et du rang social, on s’embrasse et on se congratule. Les vieux évêques et les cardinaux se félicitent, trop heureux d’encore être là. Les jeunes curés et les missionnaires frais émoulus se réjouissent d’enfin serrer la pince aux membres de la prêtrise internationale ou d’au moins les voir se pavaner.
Post-woodstockiens blanchis sous le harnais, jeunes loups bohème-écolos, étudiants chinois et japonais, scribouillards de revue, journaleux décalés, collectionneurs radins, cadres bobos sortis de partout et nulle part arpentent cartes en main les lieux saints avec énergie. Les plus branchés se font guider par smart phone, les plus nantis par les Wordly companions.
Sous l’alibi prétentieux du non-concept de l’émancipation de l’art, la montagne n’accouche pas que de souris, mais aussi de mouches tsé-tsé et de physique amusante, car les vieilles recettes de la transubstantiation de n’importe quoi en objet d’art ont atteint leur paroxysme dans l’acquiescement et l’indifférence générale.
Aussi, pas l’ombre d’une déception aux terrasses rassemblant les joyeux pélerins. La bière et le vin coulent au rythme des conversations, et même si on a ses goûts, ses petites préférences et ses affinités, tout parait parfaitement normal, même chez les contestataires de service. Les punks à chiens et les éternels Eva et Adèle semblent avoir été définitivement embauchés par l’office du tourisme.
Rien n’a changé, tout va bien à bord, on peut dormir tranquille, sans s’étonner de la présence de Morandi et de Dali et de la trop vue carte de Boetti dans cette galère. Un public studieux se précipite au pas cadencé sur les cartels modes d’emploi des installations besogneuses, sans jamais se plaindre. Partout la foi soulève la montagne des trains fantômes !
Ceux qui vont parcourir ces lignes, vont les juger excessives et injustes devant tant d’efforts déployés, et je les comprends.
Mais que dire d’autre aux quelques jeunes rares et doués, non dépourvus de sens critique qui vous demandent ce qu’on leur sert à voir ?
Qu’il faut admirer de mauvais tableaux de fin d’études d’académie de province ?
Que tous ces charabias à potasser dans les recoins de cette ville sinistre constituent le livre des livres ?
Qu’il faut croire que la révolution consiste à laisser pénétrer les chiens dans l’enclos sacré des oeuvres ?
Il ne faut pourtant pas en vouloir à la Directrice artistique et à sa chienne Darsi. Elles ont accompli ce que diffuse l’air du temps : la confusion des genres à la sauce bio-rétro. Une sorte de nouveau scoutisme réflexologique.
Derrière les intentions ésotériques de l’organisation, on constate que la consanguinité des microcosmes décisionnels est à son comble. Plus rien ne peut expliquer l’impression de déjà vu, de bégaiements, du monceau de redites par seconds couteaux interposés. Pédaler dans la semoule est devenu une philosophie, un mode de vie pathétique de contentement de soi.
Ce fatras sans relief est aussi le signe révélateur de la stratégie des copains curateurs carriéristes, qui en se prétendant ouverts sur le monde émergent, révèlent leur propre impuissance sans s’en rendre compte. Signe de leur incapacité persistante et transgénérationnelle à dépasser l’infantilisme des sixties. Celui qui consiste à toujours croire en un art pouvant être réalisé par tous au profit de toujours les mêmes, disciplines confondues. L’effondrement ? Oui, mais hélas sans la reconstruction.
La guerre froide a été définitivement remplacée par celle du désert des tartares. Un système passéiste et jeuniste qui croit aux lendemains qui chantent sans se serrer la ceinture tout en continuant à donner des leçons au monde et distribuer des diplômes de légitimité à tout va.
C’est à ce genre de réflexion que je me livrais en admirant le petit magasin où Francis Alys, un des rares rescapés de l’escalade traditionnelle, a réfugié ses peintures. La poésie discrète et l’humour léger peuvent donc encore faire échec à l’angélisme ringard des fausses machines célibataires et des gueules cassées.
Petite recommandation avant d’affronter la montée : visite de la Neue galerie et sa collection permanente, ça donne du courage. Pour le reste, pas de panique, la grimpette est à la portée de tous, même des chiens.
J. Charlier, Kassel, juin 2012.
Photo © w. tenge, motif « Moni »
4 comments
kurt ryslavy
merci pour ce magnifique texte, JC! je suis trés content de lire ça, parce que je ne trouve pas le temps d’y aller
francis alys = 2nd hand ripoff of earlier avant garde (art/lifecrossover, travel art, fluxus, street art, aktionism, arte povera, conceptualism etc). even the the outsourcing / subcontraction policy is a more limited version of alighiero e bœtti. (Douglas Park, 27 march 2012)
à l’occasion de revoir
Ben Vautiers “Trace” 1970
salutjes kurt
jf le scour
c’est déprimant
dites-moi docteur, les artistes ne font rien ?
ou plutôt « plus » (de) rien…
qu’est-ce qui ce passe à l' »air » des autoroutes de l’information
plus rien ne déborde
vous autres,
vous allez bien nous inventer un art « sur-numérique »
qui dévalera en tonneau de la montagne
pour nous tomber dessus par dissipation* !
—
aller** quelle époque
jf le scour, 2012
*mot attrapé chez un certain lamarche vadel, dans une « veille vielle » vidéo
**je sais, je sais, je revendique
jf le scour
le lien vers la vidéo n’est pas passé
c’était le mot « dissipationé qui était vernis
http://ready.thecroute.com/2012/06/12/cetait-mieux-avant-3743/
« bien le beau jour », jf le scour
marc de verneuil
Wow… l’impression d’avoir été pris dans une avalanche à la lecture de ton texte.
Cette histoire de guerre froide, mais surtout ce vers quoi elle nous conduit selon toi, me donne envie de t’appeler Dino pour l’occasion. Buzzati cela va de soi… Sa corde de rappel a été coupée depuis longtemps, le pauvre homme gisant aujourd’hui seul, en bas de la montagne, entouré de quelques fans et d’un drôle de zozo, veillant sur les dorures de sa plaque commémorative, sous un ciel bleu… Klein.
Note:
http://obsart.blogspot.fr/2012/01/zone-de-sensibilite-picturale.html