
Casanova Bridge, (10 cartes dont carte de titre). Dessins de Paul-Emile Bécat, Edition Philibert, Paris, 1960. Impression offset sur carton plastifié, Complet : 52 cartes, 1 carte de présentation et 2 jokers. Collection et © Musée Français de la Carte à Jouer de la ville d’Issy-les-Moulineaux.
ECCE HOMO LUDENS : le titre de l’exposition, inspiré de l’essai de J. Huizinga, Homo Ludens, paru en Hollande à la veille de la seconde guerre mondiale, peut se traduire par « voici l’homme qui joue ». À travers un parcours dans l’art du XXème et du XXIème siècles, mais aussi dans la littérature, la philosophie, les sciences humaines, le commissaire de l’exposition a mis en perspective la manière dont un grand nombre d’artistes et de mouvements, dans le sillage de Dada, ou partant de problématiques singulières, ont investi le jeu comme un univers ouvrant sur un horizon de formes et de réflexions infinies.
LE MUSÉE COMME SALLE DE JEU. L’exposition accueille de nombreux jeux conçus par des artistes comme le Jeu de la vie de Ben ou le Jeu du cœur de Sarah Venturi, jeu de cartes composé uniquement d’as de cœur. Souvent, comme dans la balançoire de Frédéric Lecomte, se déplaçant à vide, mue par une hélice, ou la Roulette Française de Michel Aubry dont les chiffres ont été remplacés par des icônes spécifiques au langage de l’artiste, les jeux sont utilisés comme support ou élément d’une rêverie poétique et d’une réflexion sur l’art. À la manière de Another World de Chris Burden, tour Eiffel en Mécano servant de pivot à deux paquebots Titanic en modèle réduit, tournant au-dessus d’une maquette de Paris, les jeux choisis sont porteurs d’une vision de la culture et du monde transformés par le jeu. «Partout comme aire de jeu» : tel était le projet d’Allan Kaprow, pionnier du Happening et de l’art comme environnement. Kaprow, dans son essai l’Éducation de l’Un-artiste (II) propose d’étendre la notion de jeu aux activités artistiques, scientifiques, sociales, de manière à sortir du modèle du travail qui rend toute tache pénible et ennuyeuse. L’objectif est de s’orienter vers une société plus ouverte, plus joyeuse, plus créative. On retrouve dans cette proposition de Kaprow la philosophie du mouvement Fluxus dont l’esprit est très présent dans l’exposition avec une ensemble d’œuvres de Robert Filliou et de George Brecht ainsi qu’une table de Ping-Pong de George Maciunas, entre autres. En parallèle de Fluxus, l’exposition présente aussi des textes, détournements, affiches, cartes géographiques présentant l’esprit ludique du groupe Situationnistes, transformant la ville en espace de jeu. Parmi ces propositions se dégage la figure artistique et intellectuelle de Guy Debord dont le Jeu de la Guerre sera présenté. Au fil du parcours, le visiteur est parfois directement invité à jouer comme avec le loto d’Axel Straschnoy dont le tirage sera réalisé au cours de l’exposition. Ailleurs, le visiteur est poussé par Stéphane Bérard, dans une botte de foin ou invité à la contemplation par le Cosmic Billard de Roman de Kolta, vidéo où les figures réalisées aléatoirement par l’ex-champion du monde de billard artistique, Jean Reverchon, se superposent avec une carte du ciel lorsque les mouvements des billes correspondent avec une constellation céleste.
HASARD, MASQUE, VERTIGE, COMPÉTITION. Sans se figer dans un parcours didactique, l’exposition chemine à travers les quatre catégories de jeux définis par Roger Caillois, dans Les jeux et les hommes. Le hasard – dont le nom puis le concept se sont constitués à partir de l’arabe az-ar désignant le jeu de dés – est présent dans de nombreuses œuvres tels Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème de Mallarmé repris par Marcel Broodthears ou Le fruit du Hasard de Thierry Mouillé, un dé dont l’enveloppe a été arrachée, ne laissant qu’un noyau blanc, vierge. Le hasard s’introduit dans la création, mais aussi dans la vie quotidienne comme dans le roman L’homme-dé de Luke Rhinehart où le héros prend toutes ses dé-cisions en lançant un dé. L’homme qui joue sait vivre et agir en accord avec le hasard. De même, il sait que les dieux, les animaux et les êtres humains sont multiples et apparaissent toujours sous différents masques. Masques du pouvoir, masques professionnels, masques énigmatiques que l’on retrouve dans Le Bal des Masqués, grand dessin au fusain de Clotilde Potron, présentant des hommes à tête d’animaux évoluant dans un cadre urbain nocturne et menaçant. Le masque est aussi au cœur de l’œuvre de Philippe Mayaux : dans Kirivert, il présente deux masques noirs sous une cloche de verre. En introduisant une pièce de monnaie, le visiteur met en marche une soufflerie qui fait voler des billets de banque autour des masques. À travers la compétition, Homo Ludens développe également son prestige : il cherche à obtenir un trophée, une couronne de laurier ou simplement s’élever au-dessus des autres comme dans la série de photographies de Guy Mees présentant des groupes humains placés à différentes hauteurs, comme sur des podiums. Dans une petite peinture de Sylvie Fanchon, une coupe se dessine entre deux visages qui se font face. La compétition amène chacun à donner le meilleur de lui-même, à dépasser ses limites, tout en sachant que, comme la coupe ou les trophées, cette distinction est une pure vanité. À travers le hasard, sous les masques et dans la compétition, le joueur recherche l’intensité, une manière d’être différente de celle qui régit la vie quotidienne : le vertige. Celui-ci, coupant le souffle, fait battre le cœur et place l’esprit devant un abîme. Les grands joueurs, comme Yudhistira, l’un des héros du Mahâbhârata, se misant lui-même dans une partie de dés ou Casanova, pour qui «vivre et jouer sont une seule et même chose», se distinguent par cette capacité à rechercher et propager autour d’eux ce vertige.
L’enjeu de l’exposition est de proposer un choix rigoureux d’œuvres présentant de manière significative l’influence du jeu dans la création artistique moderne et contemporaine.
Ecce homo ludens, du 20 juin au 24 otobre au MRAC, Sérignan
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