Venise est un excellent thème de conversation à lancer en fin de table, quand les invités sont peu loquaces et qu’il y a de l’électricité dans l’air. Les plus raidis se détendent, les joyeux s’enhardissent et tout le monde y va de son anecdote croustillante. En amour on devient rapidement irascible et inconditionnel. C’est pourquoi lorsque on aborde le sujet, j’adopte le profil bas et le ton badin. Ce serait d’ailleurs trop difficile d’ exprimer mes sentiments tant ils sont anciens, complexes, passionnés et paradoxaux. Comment expliquer que ces meutes de visages hébétés qui piétinent les ruelles, s’arrêtent aux mêmes ponts, affectent le même sourire béat, tirent les mêmes marques de valises, me ravissent. Je devrais alors avouer que cet infantilisme grégaire me touche profondément et que parfois j’y adhère ? J’ai tant observé les gens en les dessinant, les filmant, les photographiant, j’ai une telle connaissance des anatomies qu’en les déshabillant du regard, j’y perçois le détail qui me révèle la part de l’ âme. Ici les marées humaines sont sans cesse changeantes, donc elles me fascinent et jamais ne me lassent. Le bruit de l’eau, le gargouillis des vaporettos , le bruissement de la foule en marche, font vite oublier qu’ ici rien n’est vrai, et que pas une seule parcelle visible ne fait partie du réel. Qui peut deviner que derrière ce décor magnifiquement intemporel se cachent des ruines lépreuses, des bureaux sordides, de la végétation folle, d’ immenses palais vides. Il faut trainer le long de la Giudecca, ou se perdre dans les ruelles de Marittima pour faire un tant soit peu la part des choses et revenir à la raison.
C’est pourtant cette dualité précaire, puérile et factice qui séduit ceux qui jamais ne se lassent de Venise. Elle nous sépare du temps et de l’adversité du monde. C’est pourquoi lorsque nous quittons la lagune la gorge serrée, nous jurons de toujours y revenir.
Jacques Charlier, 8 juillet 2009.
Reportage: Jacques Charlier
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